Sexualité et cancer : dépasser nos limites pour mieux accompagner.



Par le Dr Albert Barbaro, médecin sexologue, hypnothérapeute et Christiane Vial, infirmière sexologue clinicienne


La maladie chronique, le cancer (pas uniquement les cancers à tropisme sexuel ou sexuellement induits) ou tout simplement l’expérience de douleurs (permanentes, cycliques ou intermittentes) bouleversent profondément la vie des individus et ont, de fait, une influence sur leur sexualité, au-delà de simplement altérer leur santé sexuelle. Ainsi l’enfant qui aura vécu l’expérience du cancer en gardera les stigmates. Ils se répercuteront sur son corps tant dans l’acquisition de ses habilités corporelles que dans son développement psychosexuel. Il se verra alors entravé dans l’espace que la maladie voudra bien lui octroyer.

On le comprend aisément, le caractère spécifique et exclusif de nos sexualités, tout comme la diversité des réactions face à ces adversités, obligent le soignant qui souhaite s’intéresser au sujet à une approche tant holistique qu’individuelle du patient dans son environnement.

Probablement à cause de cette complexité et du caractère multifactoriel des influences, les études longitudinales pour évaluer les répercussions sur la sexualité des cancers « non sexuels » et leurs traitements manquent cruellement.

Les cancers ayant comme tropisme un organe sexuel tel que le sein ou la prostate, pour n’évoquer que les plus fréquents, ont bénéficié plus fréquemment d’études statistiques longitudinales. Elles montrent d’une part l’intérêt du sujet pour le bénéfice des patients, et d’autre part la complexité des répercussions sur la sexualité.
Ainsi selon une étude menée par des psycho-oncologues à l’Institut Curie, sur des femmes ayant un cancer du sein non métastatique, hors hormonothérapie :
·29 % des femmes déclaraient ne pas avoir d’activités sexuelles après la maladie.
·Sur les 71 % ayant une activité peu régulière à régulière :
*58 % expriment une altération du désir, 71 % une altération de la capacité à atteindre l’orgasme, 20 % ressentent une distance émotionnelle au sein du couple, 25 % perçoivent une peur des rapports sexuels chez leur partenaire.
*Mais surtout 65 % estiment ne pas avoir été suffisamment informées des effets du cancer et de ses traitements sur la sexualité.
Pour ces cancers, c’est surtout les dimensions d’estime de soi et d’image corporelle qui sont à l’origine des troubles sexuels. Pour les cancers de la prostate, la répercussion va être d’abord sur la perception de fertilité, puis ensuite sur celle de virilité, et par là, l’identité et le sentiment d’appartenance à leur sexe biologique.

Chez les hommes souffrant de cancer de la prostate, si on met en parallèle la survie et la fonction sexuelle, on apprend qu’une majorité d’hommes est prête à sacrifier les chances d’augmenter leur durée de vie de cinq ans en échange du maintien possible de leur fonction sexuelle.

Cela illustre bien la difficulté de ces prises en charge, tant les univers touchés peuvent être différents et les réponses variables. D’autant que pour pratiquer ces évaluations, il faudrait non seulement apprécier le patient, mais aussi son (ses) partenaire(s) et leurs pratiques.

Bien qu’un nombre grandissant d’acteurs institutionnels de santé tente des initiatives comme l’édition de brochures d’information à l’égard des patients, ou la sensibilisation des médecins et infirmières d’annonce à évoquer la sphère intime, l’incidence des troubles est toujours aussi importante et les espaces de paroles sur la sexualité dédiés aux patients, toujours bruyamment absents.

« La traversée de la maladie grave interpelle profondément tant les menaces s’insinuent dans l’intimité des questionnements intérieurs sans vraies réponses. Les proches comme les professionnels de santé s’efforcent, avec leurs moyens, de soutenir le malade autant que faire se peut. Mais l’expérience demeure bien souvent solitaire et difficile à assumer. Pourtant le temps du cancer est aussi fait de moments d’ouverture, de reconstruction personnelle, quelles que soient les entraves et les souffrances d’un cheminement hasardeux. » Sylvie Froucht-Hirsch.

Les observations montrent que les patients, dans leur désir d’aborder les questions qui les tourmentent, s’adressent plus volontiers aux soignants du quotidien (agents hospitaliers, aides-soignants, aides à domiciles) ; plus rarement aux infirmiers ou médecins. Mais pour ces professionnels, il apparaît souvent effrayant d’aborder le sujet ou tout simplement d’accueillir ou d’encourager le dialogue. Par peur d’être ingérant, maladroit ou jugé pervers, le dialogue est souvent rapidement refermé, négligeant ainsi volontiers ce versant de la santé du patient.

Rappelons, tout de même, que depuis 2003 l’OMS a bien spécifié que « la santé sexuelle fait partie intégrante de la santé, du bien-être et de la qualité de vie dans leur ensemble ». Dédaigner cette dimension de la santé représente donc un manquement au devoir du soignant. La pionnière Virginia Henderson, encore enseignée aujourd’hui dans les instituts de formation, l’avait négligé aussi. Selon l’OMS, les droits sexuels, reconnus par les législations nationales, les instances internationales relatives aux droits de la personne, incluent dans leurs principes les droits, pour tout être humain, sans coercition, sans discrimination, ni violence à :

- Jouir du meilleur état de santé sexuelle possible grâce notamment à l’accès à des services médicaux spécialisés en matière de santé sexuelle et génésique.
- Chercher à recevoir et diffuser des informations en matière de sexualité.
- Une éducation sexuelle.
- Etre respecté(e) dans l’intégrité de son corps.
- Choisir son partenaire.
- Décider d’avoir une vie sexuelle active ou non.
- Des relations sexuelles librement consenties.
- Un mariage librement consenti.
- Décider d’avoir ou ne pas avoir d’enfants et choisir le moment de leur naissance.
- Rechercher une vie sexuelle satisfaisante, sûre et agréable.

L’exercice responsable des droits humains veut que toute personne se doive de respecter les droits d’autrui. Alors, que peut-on donc faire pour remédier à ce manque de prise en charge ?

·Informer les patients ? On nous répond qu’ils le sont déjà, par toutes les brochures des ligues et associations.
·Mieux former les professionnels ? Mais qui doit-on former ? Est-ce vraiment la priorité actuelle des programmes de formation ?
·Déléguer à des sexologues le traitement du sujet ? Pour ce faire, ne devrait-on pas plus les inclure et les reconnaître, les intégrer légitimement dans nos réseaux, en leur accordant un réel statut ?

Depuis de nombreuses années, nous nous efforçons de construire des réponses à ces questionnements. Au-delà de notre pratique de sexologue en cabinet, c’est notre expérience de terrain de formateur auprès des personnels soignants confrontés au réel des soins, que nous souhaitons partager avec vous. A partir de ces expériences, nous allons nous interroger sur des solutions à initier pour aider à soulager les tourments des trop rares patients qui osent en parler spontanément.

Quoi faire ?… S’agit-il de faire ?

Il nous paraît crucial de développer notre disponibilité au sujet de la sexualité afin que la question de l’intime devienne acceptable à nos oreilles. Reconnaître notre légitimité d’intervenir avec tact auprès des patients en attente. Prendre le temps de se laisser sensibiliser par la vérité des situations et le sens des mots exprimés. Il s’agit d’écouter.

Le Dr. Gérard Ostermann, spécialiste de la douleur, parlait de se tenir juste à côté pour que la personne mette du sens sur les maux par des mots. « Je crois qu’on pourrait se référer à l’étymologie latine du mot qui est auscultare: quand on pense à l’auscultation, on pense tout de suite à l’image d’un médecin penché avec son stéthoscope sur le thorax d’un patient, pour entendre quoi ? Pour écouter quoi ? Les bruits du cœur, par exemple, c’est-à-dire apprendre à discerner les bruits normaux des bruits pathologiques. Et cette auscultation, cette écoute particulière, attentive, suppose quoi ? Déjà, qu’on se taise. »

Cet art de l’écoute est transmis par exemple dans les formations des infirmières d’annonce, afin qu’elles puissent entrer dans la rencontre avec les patients et les aidants. Ces professionnels offrent un espace de parole, après l’annonce faite par l’oncologue. Elles permettent de reprendre ou d’aborder la répercussion du cancer et des traitements sur l’intime des affects et des cognitions face à la rupture brutale « du plus jamais comme avant ». C’est d’abord l’écoute qui va permettre à des sentiments tels que la honte, l’infériorité, la culpabilité, l’abandon, l’insécurité, l’amour, la sidération de faire surface. Avec les capacités et les ressources de chacun, il deviendra possible de traverser ce temps du cancer, de trouver et de retrouver du plaisir.

Exemple
Madame J., 53 ans, mariée, agricultrice, vit avec son époux. Le couple est en équilibre. « J’ai géré mon travail et ma famille de main de maître » dit-elle. Leur fils unique de 25 ans, après quelques années d’études, revient à la propriété pour reprendre la suite de son père. La relation père-fils est difficile au quotidien. Mme J. prend contact avec moi. Elle vient d’apprendre qu’elle a un cancer du foie. Elle doit être opérée dans les plus brefs délais. Le choc est violent, les traitements commencent et les effets secondaires se multiplient. Mme J. ne peut faire face comme auparavant et elle vient seule à trois consultations.

La demande de Mme J. :
« Je veux que vous m’aidiez à vivre ce que je vis en ce moment » ; « J’ai peur de perdre l’équilibre » ; « J’ai peur de perdre mes cheveux car ma mère a eu un cancer » ; « J’ai peur de perdre mes forces, je suis une battante » ; « J’ai peur de la fin… de quoi ? De la mort » ; « J’ai peur de ne plus me reconnaître» Nous parlons de la période des examens, de l’intervention, des chimiothérapies, de l’attente des résultats, des retours en arrière sur l’annonce.
Aucune mention de la sexualité. A la troisième consultation, je me permets la question suivante : « Avez-vous des répercussions sur votre vie intime ? » « Oui, il ne m’approche plus, il est gentil vous savez et puis on a autre chose à penser» Après trois consultations de plus, Mme J. et Mr J. ont demandé une consultation de couple. Nous avons abordé la sexualité. « Je ne suis plus séduisante, regardez ma tête. »
Le plaisir : comment vous voyez-vous apporter du plaisir ? « La tendresse, les promenades, partir en vacances, nous avons beaucoup travaillé et nous nous sommes éloignés ces années et maintenant… silence… larmes » La sexualité ? « Non, dit Mr J., elle est fatiguée et la métastase de la hanche lui fait mal, j’ai peur de lui faire mal, alors c’est comme ça. »

Un rapprochement corporel et intime avec des caresses, des repas préparés par Mme J. un peu plus sensuels après la présentation et le prêt du livre de Joëlle Mignot, une balade lors de la Journée du patrimoine, des siestes, et la prise d’antalgiques une heure avant les rapports ont permis une complicité « retrouvée ». En phase ultime, la présence de Mr J., son fils et ses amis ont permis un départ vers une autre rive.
Ce travail a pris deux ans. Il a permis d’autres mises à jour familiales. Mme J. est décédée et son accompagnement à la maison a pu être réalisé quasiment jusqu’au bout. L’admission en soins palliatifs a été nécessaire 15 jours avant son décès. L’intimité a été respectée.

Et s’il y avait une chose à faire…

Georges Canguilhem, dans son livre « Le normal et le pathologique », tente de définir la bonne santé : « Je me porte bien, lorsque je peux porter la responsabilité de mes actes. » Au fond, la santé n’est pas une chose légère mais lourde. Ne pas être comptable de quelque chose, il y a danger pour la santé. « Je me porte bien quand je peux porter quelque chose à l’existence ; lorsque je peux créer des liens ou rapports entre les choses qui ne leur viendraient pas sans moi. » C’est donc lorsque nous laissons une empreinte en dehors de nous, comme une signature reconnaissable, comme si la santé est en partie en dehors de soi, que la santé se préserve. Etre, au moins de temps en temps, à l’origine des choses. La vision de ce philosophe français nous paraît particulièrement pertinente dans la relation si sensible avec le patient.

Comment est-ce que moi, soignant, je favorise l’activité du patient, c’est-à-dire sa capacité d’influer sur son environnement par son initiative ? Comment puis-je l’aider, à sa demande, à être l’auteur de nouveaux liens avec la maladie comme avec son entourage ? En d’autres termes, porter à l’existence la transformation de ses relations intimes, alors même qu’il se heurte aux limites d’un corps qui souffre?

Souffrance, douleur, fatigue

Dans les maladies chroniques, la présence de la douleur récurrente est un facteur de souffrance psychique intense. Elle génère une fatigue qui peut mener à l’épuisement. Pour Paul Ricoeur, la douleur s’incarne dans l’organe. « On souffre d’un organe, d’un corps comme une masse d’organes, c’est la douleur. La souffrance nous atteint à un lieu où d’abord nous nous définissons comme des êtres agissants, c’est-à-dire que nous nous définissons par des pouvoirs, une puissance… donc ce qui fait la différence entre la souffrance et la douleur, c’est que je suis atteint dans tous les registres de pouvoir, de puissance. » La douleur (de type nociceptif, neurogène, et fréquemment psychogène)potentialisée de la souffrance rend impuissant. Il semble logique que quand le corps souffre jusqu’à ses limites, l’accès au toucher soit rejeté. Des examens intrusifs, tels que des touchers pelviens, des échographies, peu ou pas accompagnés, peuvent rendre ensuite certains lieux délaissés car devenus impénétrables.

Pour y remédier, les soignants ont à cœur de développer des pratiques à visée évaluatives et antalgiques. Quand les douleurs sont durables, prolongées, persistantes, ils proposent au patient des moyens de soulagement facilitant la relation sexuelle, de façon à privilégier le moment où la douleur est la plus acceptable. La prescription d’un antalgique pers os, une heure avant ; trouver la position la plus confortable ; amener à adapter les caresses et la pénétration selon l’approche sexocorporelle ; proposer un lubrifiant intime ; conseiller l’autohypnose pour se défocaliser de la douleur et se centrer sur le plaisir. Plus généralement, inviter à des pauses, des microsiestes, organiser des moments d’intimité à différentes périodes de la journée en ayant délégué le travail, écouter de la musique ou se balader au contact de la nature produiront un mieux-être chez le patient. Si nous les questionnons, ils sauront nous relater leurs souhaits, leurs aspirations de l’instant pour se sentir vivre.
L’hypnoanalgésie, à ce jour, permet, dès la petite enfance, des soins in situ plus confortables. Les praticiens utilisent le jeu pour faire passer l’information sur les soins invasifs ou induits par la maladie. Ces techniques ludiques nous permettent d’espérer que les mémoires de ces actes seront atténuées.

Après la double dimension du patient-soignant dans l’appréhension de la sphère intime, il manque la troisième dimension, celle du conjoint. La survenue d’un cancer bouscule la vie des personnes les plus proches et immanquablement l’équilibre du couple, dès l’annonce du diagnostic.

Comment parler d’intimité dans l’orage qui déferle sur la vie commune ?

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Sexothérapie, Praticienne en Hypnose Thérapeutique, Thérapeute EMDR IMO à Paris, Assistante de… En savoir plus sur cet auteur
Rédigé le Samedi 16 Décembre 2023 à 21:27 | Lu 39 fois
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